« Lorsque nous aurons fait la révolution, une des choses les plus urgentes à faire sera de fusiller tous les flics et les juges. — Oui, mais par quoi les remplacerons-nous ? — Par les camarades les plus sûrs, les plus dévoués, les plus honnêtes de la CNT. — Mais ces camarades, au bout d’un certain temps, n’entreront-ils pas dans la peau des flics et des juges d’avant la révolution ? — Si, bien sûr. C’est pourquoi, au bout de dix ans, il faudra les fusiller à leur tour. — Et on les remplacera par d’autres camarades de la CNT, sûrs, dévoués, etc. ? — Oui, et bien entendu, il faudra fusiller ceux-là aussi au bout de dix ans. Et ainsi de suite. »
J’aimais beaucoup l’humour de mon ami José Martínez. Un humour souvent très noir. José Martínez —— que je n’ai jamais appelé Pepe, mais souvent don José — a été mon ami, un ami comme on en a peu dans une vie.
Aujourd’hui, quand j’y repense, je me dis que cette amitié peut paraître étrange. Je n’ai pas partagé, comme ses amis espagnols qui sont ici avec moi ce soir, des années très dures de luttes, de souffrances, d’espoirs. Je suis peut-être seulement un ami de l’extérieur. Je ne sais pas s’il avait d’autres amis français comme moi. Nous venions de mondes différents. Pourtant, nous avons été, pendant plus de dix ans, des amis très proches. Qu’est-ce qui nous rapprochait ? Le métier, bien sûr. Je me rends compte aujourd’hui que, pendant les vingt-trois ans où j’ai fait le métier d’éditeur, José Martínez a été le seul éditeur que j’ai vraiment connu, avec qui j’ai eu vraiment des liens d’amitié, des liens fraternels. (Encore que, en y repensant, j’en trouve un autre : Nils Andersson, des éditions La Cité à Lausanne, qui publiait pendant la guerre d’Algérie les livres interdits en France, et que la Confédération Helvétique a récompensé, plus tard, en l’expulsant vers son pays natal, la Suède.) Mais il y avait aussi quelque chose de plus fort que le métier. Chacun à notre manière, nous étions des hommes en colère.
Nous nous sommes rencontrés en 1963. C’est lui qui est venu me voir. J’étais éditeur depuis quatre ans, lui depuis deux ans. Il m’a dit que mon travail l’intéressait et qu’il voulait voir la tête que j’avais. Il avait onze ans de plus que moi, et une expérience beaucoup plus lourde que la mienne, un engagement militant plus fort, il avait souffert dans sa chair de la répression et aussi des trahisons, qui avaient forgé son regard sur la vie. Moi, au sortir de l’adolescence, j’avais connu les espoirs déçus de la Résistance française. Surtout, je venais de traverser la période de la guerre d’Algérie, et ma colère venait d’avoir vu mon pays se conduire en Algérie comme l’occupant nazi s’était conduit en France.
Nous étions des hommes en colère, et c’est cela, je crois, qui nous a réunis et que nous avons partagé. Albert Forment, le biographe de José Martínez, nous décrit ainsi : « François Maspero, que era un hombre de mirada franca y honrada, pero triste y depresivo al igual de su queridísimo amigo José Martínez, al que le unián parecidas convicciones ideológicas y la misma profesión… » Il oublie de dire que nous avons aussi beaucoup ri ensemble. Il y a eu une époque où je le voyais presque quotidiennement, lui et Marianne Brüll, la cheville ouvrière de Ruedo Ibérico. Nous prenions un café ou un sandwich dans un tabac de la rue Dante. Nous refaisions le monde ensemble. Et, comme on dit en français : ça n’était pas triste.
Notre amitié a été quelque chose de très personnel. Il est très difficile d’en parler. De la définir. Au risque de paraître un peu pédant, c’était le fameux « parce que c’était lui, parce que c’était moi », de Montaigne et La Boëtie…
J’avais beaucoup d’admiration pour l’homme de métier. Ce métier qu’il avait appris chez le grand éditeur scientifique Bérès, et qu’il connaissait mieux que moi. J’ai toujours fait la différence entre le métier et la profession. Notre relation n’a jamais été fondée sur des questions professionnelles, je veux dire surtout économiques. Martínez savait ce que peu de gens avaient compris, que mon entreprise ne disposait d’aucun capital, sauf notre travail. Je n’étais pas Feltrinelli. Il connaissait mes difficultés, je connaissais les siennes, qui étaient évidemment beaucoup plus grandes. Il me faisait part de ses difficultés à mener une entreprise qu’il voulait mettre au service de toutes les forces politiques espagnoles, y compris celles qui, souvent, ne correspondaient pas à ses convictions profondes, pour mettre fin à la dictature dans son pays. Mais je ne me suis jamais impliqué dans la vie intérieure de Ruedo Ibérico. Je connaissais peu ou pas du tout ses collaborateurs et ses auteurs. Je le voyais seulement travailler avec une force formidable. Lui et Marianne Brüll, dont je voyais que, sans sa présence constante, son acharnement à faire face à toutes les questions de gestion quotidienne, Ruedo Ibérico n’aurait pas tenu un mois.
Quand il m’a demandé d’être le directeur gérant de la revue Cuadernos de Ruedo Ibérico (parce que la loi exigeait un directeur français), c’est justement parce qu’il savait que jamais je ne me mêlerai de la rédaction. Et si j’ai accepté, c’est parce que je savais que jamais il ne m’impliquerait dedans. Question de totale confiance. Même chose, quand mon épouse, Fanchita González Batlle, cofondatrice de nos éditions, a été, pendant plusieurs années la gérante de la société Ruedo Ibérico.
La seule fois où j’ai été mêlé de près à ses éditions, c’est lors du procès à Madrid (je crois que c’était en 1972) de Luciano Rincón, auteur, sous le pseudonyme de Luis Ramírez, d’une biographie de Franco que j’avais publiée également en français, et de nombreux articles dans Cuadernos de Ruedo Ibérico. Évidemment, aucun des vrais responsables de la revue ne pouvait passer la frontière pour venir témoigner, et il fallait retenir José Martínez en se cramponnant à sa veste pour empêcher ce geste qui l’aurait mené à rejoindre son auteur et ami en prison. Je suis donc allé dire devant le tribunal d’ordre public que c’était moi qui avais rajouté les passages injurieux pour le généralissime. Pour deux raisons. D’abord j’étais un maniaque du délit d’injure à chef d’État étranger : la preuve en était que j’étais déjà poursuivi devant les tribunaux français pour avoir injurié le général Mobutu (évidemment, le rapprochement n’était pas très flatteur pour le chef de l’Etat espagnol…). Ensuite, et plus sérieusement, je voulais me venger, parce que le père de ma femme, Miguel González Batlle avait été fusillé en 1939 à Barcelone. J’ai donc témoigné à Madrid, j’ai évidemment été arrêté à la sortie du tribunal et expulsé. Une expérience intéressante. Ça non plus, ça n’était pas triste.
Ce qui m’a frappé, au fil de ces années, c’est l’immense prestige, tout à fait disproportionné avec la taille de sa maison, dont Martínez jouissait auprès des plus grands éditeurs étrangers : je pense à Feltrinelli et Einaudi en Italie, à Fondo de Cultura Económica au Mexique, à Losada en Argentine, à l’Institut du Livre à Cuba, ainsi que, par exemple, Carlos Barral, Pedro Altares et d’autres en Espagne. J’ai pu le constater, entre autres, chaque année à la Foire du Livre de Francfort. Pour eux, il représentait ce qu’il y avait de plus vivant et surtout de plus digne, dans la culture espagnole.
Nous nous sommes perdus de vue à la fin des années 70. Il est rentré en Espagne. De mon côté, en 1982, j’ai abandonné le métier d ‘éditeur. En 1986, j’ai eu la surprise de recevoir une lettre de lui. Il traduisait, pour Anagrama, mon livre Le Sourire du chat. Nous avons échangé deux lettres chacun, nous promettions de nous revoir bientôt. Il me disait de venir faire une conférence à Madrid, je lui ai répondu qu’il savait très bien que j’étais incapable de faire des conférences, et, dans sa deuxième lettre, il m’a dit, que, bien entendu, il s’était moqué de moi. Je lui avais aussi demandé de m’aider, pour un nouveau livre que j’écrivais, à trouver un mot péjoratif pour désigner les Français. Il m’a répondu que gabachos était archaïque et qu’il me conseillait Franchutes, quoique aussi assez démodé. Quinze jours plus tard j’ai appris sa mort.
J’ai bien compris que son retour en Espagne avait été un échec. J’ai bien compris que l’Espagne de la transition voulait tirer un trait sur le passé. En pensant à sa mort, je ne peux m’empêcher d’évoquer le poème de César Vallejo, Piedra negra sobre una piedra blanca, que Jorge Semprún m’a récité le jour où nous sommes allés ensemble sur sa tombe au cimetière Montparnasse : Me moriré en París con aguacero… Mourir en exil est une tragédie, mais plus tragique encore est ce sentiment, qui me vient parfois, que José Martinez est mort en exil dans son propre pays.
Ce que je n’ai pas compris, en revanche, c’est qu’il aura fallu ensuite plus de vingt ans pour que la mémoire de ce travail formidable qu’il avait fait soit ressuscitée. Je sais que ses amis qui sont ici ont tout fait pour garder sa mémoire, et particulièrement son camarade de toujours, Nicolás Sánchez Albórnoz. Je sais aussi que Jorge Herralde a courageusement sauvé cette mémoire en publiant, aux éditions Anagrama, sa biographie : José Martínez, la epopeya de Ruedo Ibérico. Et je suis heureux que ce soit La Résidence des étudiants à Madrid qui ait permis à cette exposition de voir le jour. Mais surtout, j’ai vu, au fil des ans, Marianne Brüll se battre contre l’oubli. Je veux lui dire ici toute mon admiration pour cette fidélité.
Paris, le 14 février 2008